Les nouveaux visages de la philanthropie

Le domaine de la générosité évolue, non seulement les entreprises recherchent de plus en plus à mesurer leur impact social, mais c’est aussi le cas des grands donateurs. Ils vont même plus loin et essayent de mettre au point une approche plus entrepreneuriale de la philanthropie. 

La philanthropie prend un coup de jeune. En 2014, trois des plus importants donateurs américains étaient des trentenaires. Et sur les 10 milliards de dollars offerts par les 50 principaux philanthropes du pays, la moitié provenait de patrons ayant fait fortune dans les nouvelles technologies, selon le classement réalisé par The Chronicle of Philanthropy. Symbole d’une société où les richesses se créent aussi vite que se creusent les inégalités.

« Non seulement les dirigeants deviennent riches plus rapidement, mais ce public est davantage réceptif à l’idée de rendre à la société ce qu’elle a pu leur donner. La philanthropie change de visage », explique Antoine Vaccaro, président du Centre d’étude et de recherche sur la philanthropie. Certes, la majorité des grands philanthropes américains est âgée de plus de 70 ans, mais une nouvelle génération prend le relais, aux Etats-Unis comme ailleurs.

En France aussi, ces questions préoccupent plus précocement. « En huit ans, j’ai clairement constaté une évolution. Désormais, il est fréquent que des entrepreneurs nous sollicitent dès 40-45 ans pour intégrer le don dans l’évolution de leur patrimoine. Avant, ce type d’interrogation intervenait vingt ans plus tard », souligne Nathalie Sauvanet, responsable de la philanthropie individuelle chez BNP Paribas Wealth Management.

« Désormais, c’est quasi professionnel »

Ce rajeunissement dépoussière la philanthropie à l’ancienne qui s’apparentait davantage à de la charité et n’était pas forcément très regardante sur ce qu’il advenait de l’argent. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Les entrepreneurs importent les méthodes du business dans la façon dont ils gèrent leur philanthropie. Une évolution qui était au cœur des débats des quatrièmes Assises de la philanthropie, organisées le 31 mars à Paris par l’Institut Pasteur et Le Monde.

« Cette action est plus structurée que celle de mes grands-parents, qui s’attachaient “seulement”, si je puis dire, à faire le bien. Désormais, c’est quasi professionnel. Les codes et le vocabulaire de l’entreprise sont entrés dans les fondations », explique Sophie Lacoste-Dournel, fondatrice du fonds de dotation Porosus.

Les philanthropes du XXIe siècle veulent tester de nouveaux modèles et cherchent à nouer des relations plus engageantes, quasi partenariales, avec les organisations soutenues. « La philanthropie est une sorte de laboratoire d’innovation du bien commun. Aux pouvoirs publics de prendre le relais, si l’essai leur paraît concluant. Mais nous ne sommes pas un guichet où l’on vient retirer une subvention. Nous avons une vision entrepreneuriale. L’idée est de travailler en étroite collaboration avec le projet sélectionné afin de s’assurer qu’il est mené à son terme », explique Olivier Brault, directeur général de la Fondation Bettencourt-Schueller, la plus importante en France avec 50 millions d’euros de dons prévus en 2015.

Le sacro-saint retour sur investissement social

La recherche d’efficacité étant prégnante, les donateurs n’ont qu’un mot à la bouche : l’impact. Ils veulent connaître, mesurer, évaluer les effets de leur don. « Le philanthrope est devenu, au fil des ans, acteur de sa générosité. Il est impensable de se contenter de lui fournir une seule fois par an des informations sur l’utilisation de son argent. Nous organisons donc des réunions, des rencontres avec les chercheurs. Avec les grands donateurs, notamment étrangers, nous devons, pour chaque projet, présenter de véritables “business plans” », explique Christian Bréchot, le directeur général de l’Institut Pasteur.

Si tous ne jurent que par le sacro-saint retour sur investissement social, personne n’a encore trouvé la méthode universelle permettant de l’évaluer, tant les causes soutenues et les champs d’action sont divers. « Nous commençons même à voir de nouveaux philanthropes déçus de leurs actions, car cela ne va pas aussi vite qu’ils le souhaiteraient. Contrairement à ce qu’ils pensent, la recette qui leur a permis de réussir dans le monde des affaires n’est pas forcément duplicable dans celui de la générosité », explique Arthur Gautier, directeur exécutif de la chaire philanthropie à l’Ecole supérieure des sciences économiques et commerciales (Essec).

D’ailleurs, la European Venture Philanthropy Association, l’association européenne des investisseurs philanthropes, a publié le 10 février une étude au titre sans équivoque, « Apprendre de nos échecs », qui énumère toutes les écueils rencontrés, notamment la difficulté à concilier objectifs financiers et sociaux.

Cette capacité à se remettre en cause est un signe de maturité pour un secteur jusqu’ici très secret, qui n’hésite plus à partager ses expériences. « C’est particulièrement visible depuis deux ou trois ans. Nous sommes moins jaloux de nos dossiers, nous participons à des cercles, collaborons davantage, ce qui se traduit parfois par des co-investissements », explique Sophie Lacoste-Dournel.

Toutes les nationalités sont représentées

Cette ouverture s’effectue aussi en direction des donateurs étrangers, qui ne sont pas seulement anglo-saxons. Dans un monde globalisé, où le transfert de richesse s’opère vers l’Asie et les pays en développement, les philanthropes du Sud devraient à l’avenir se faire davantage entendre.

Certes, il existe encore peu de données sur les multiples facettes de cette philanthropie, mais là aussi l’heure est à la modernisation. « Les philanthropes des pays arabes ont désormais une vision plus stratégique et ne font plus simplement acte de charité. Ils veulent être plus impliqués et évaluer l’impact des missions qu’ils soutiennent », explique Atallah Kuttab, le fondateur de Saaned for Philanthropy Advisory in the Arab Region, une société jordanienne de conseil en philanthropie.

C’est d’ailleurs pour être maître de leur don que les grandes familles ont, au fil des temps et des législations, bâti leur propre structure philanthropique. « Lorsque en 1967 l’industriel Vehbi Koç a créé la première fondation turque, c’était pour mener sa philanthropie comme il l’entendait. C’était la seule façon d’être plus efficace et de soutenir des projets d’envergure », explique Erdal Yildirim, le président de la Koç Foundation, la plus importante de Turquie, qui a investi au cours des dix dernières années plus de 200 millions d’euros dans l’éducation, la santé et la culture.

Elargir le cercle des donateurs

Reste encore aux fondations à trouver le moyen de se développer dans des pays où les gouvernements ne facilitent pas forcément leur essor. « L’Etat marocain a une position ambiguë. D’un côté, il se satisfait que nous prenions en charge les besoins auxquels il ne peut répondre, de l’autre, la mise en place d’un cadre législatif, qui permettrait de développer les fondations et, de manière plus générale, l’économie sociale et solidaire tarde encore », explique Amina Laraki-Slaoui, présidente de l’Association marocaine des handicapés. M. Kuttab abonde : « Depuis les printemps arabes, de nombreux gouvernements sont devenus plus prudents et considèrent la société civile comme une menace potentielle. Espérons que cela évolue, car elle a besoin, tout comme les philanthropes, d’être encouragée plutôt que contrôlée. »

Les fortunes étrangères sont aussi dans le radar des organisations françaises, qui peinent à élargir leur cercle de donateurs nationaux. « Depuis deux ans, nous assistons à une forte internationalisation dans la collecte de fonds. Les grandes institutions ont une marque, un prestige à faire valoir à l’étranger », explique Yaële Aferiat, directrice de l’Association française des « fundraisers ». L’international est d’ailleurs un objectif de l’Institut Pasteur. « Nous sommes présents dans 25 pays à travers 32 institutions et le nom de Pasteur est mondialement reconnu. Nous sommes donc légitimes pour augmenter la part de notre collecte à l’étranger, qui ne représente que 11 % des montants engrangés en France », souligne M. Bréchot, tout en soulignant qu’il faudra du temps et des investissements pour y parvenir.

Un article de Frédéric Cazenave


Source:

http://www.lemonde.fr/argent/article/2015/03/31/les-nouveaux-visages-de-la-philanthropie_4606732_1657007.html